Les Nocturniens

L

La lumière du jour décline lentement. Le soleil disparait derrière le doux relief de la montagne. A l’horizon, les dernières nuances de rouge vif palissent et s’évanouissent dans le bleu sombre de la pénombre.

Les lampadaires s’allument un à un. Les cloches sonnent le glas de cette journée et claironnent qu’il est l’heure de rentrer. Le grincement des volets résonne dans ce petit village où les âmes s’endorment et s’abandonnent à leurs songes. Le bruit saccadé des moteurs s’est estompé, la symphonie de la nature peut désormais se jouer. Les grillons se frottent les ailes pour une nouvelle nuit d’été. Les chouettes donnent le tempo d’un hululement entêté. Ici ou là, une frêle lueur s’échappe encore des maisonnettes du hameau.  Les téléviseurs abreuvent les esprits assoupis d’images hypnotisantes comme pour feindre de soigner leurs maux. 

Au même moment, nous ouvrons la porte du chalet, nos sacs sur le dos. Une lampe frontale, des vêtements chauds, quelques vivres et ça y est, nous sommes prêts. Nous, nous n’avons qu’une hâte, nous engouffrer, là, dans cette dense forêt où personne d’autre ne souhaite s’aventurer. C’est notre petit plaisir à nous, vagabonder là où les gens ne sont pas. Nous marchons tous les deux, d’un pas discret, léger mais assuré. Nos sens s’éveillent et s’illuminent, nous profitons d’une atmosphère sibylline. La brise distille le parfum enivrant des herbes humides. Un croissant de lune saupoudre les alentours de son éclat délicat et balise le chemin des petits sentiers escarpés. 

Le bruissement des feuilles mortes prévient les habitants des lieux de notre présence. Nous ne sommes pas les seuls, non. A pas de velours, un renard fouille pour trouver de quoi manger, un hérisson se met en boule pour se protéger et des oiseaux nocturnes alertent du danger. Mais rien ne nous inquiète, car ici nous sommes à l’abri, loin des menaces d’un monde cadencé, managé, et surveillé, loin des vertiges et du stress de la société. Ici, plus rien ne presse, car le temps est ralenti. Nous chuchotons, nous nous glissons des mots doux qui nous apaisent, le timbre de sa voix est si beau, feutré par les épines des grands mélèzes. Puis, nous tendons l’oreille pour profiter des sons mélodieux autour de nous, comme pour tenter de comprendre ce qu’il se dit. Au loin, deux petites billes lumineuses se déplacent à vive allure puis se figent. Le petit sanglier nous fixe du regard, comme surpris de nous voir, avant de déguerpir sans crier gare.

Là-haut, au sommet de la petite colline, l’épaisse forêt fait désormais place à une vaste prairie. Le ciel est magique, les astres scintillent, la voie lactée resplendit. Nous nous allongeons tous les deux dans l’herbe fraiche, nos têtes sont proches l’une de l’autre et nos cheveux s’entremêlent. Je l’écoute respirer, c’est si réconfortant. Le calme habite les lieux alors que l’euphorie nous gagne. Comme dans un rêve, ce tableau exaltant prend vie : des lucioles se mettent à tournoyer autour de nous alors que des étoiles filantes pénètrent l’atmosphère pour briller de milles feux.  On se sent si bien, là et maintenant, qu’on aimerait que plus rien ne change, pour l’éternité. Nos mains se joignent pour ne faire plus qu’un, comme pour sceller ce moment, comme pour empêcher l’autre de fuir, comme pour nous imprégner de cette énergie céleste qui nous traverse. 

Cela fait des heures que notre escapade a commencé et il est temps. Temps de quitter ce lieu féerique. Temps de retrouver le cours de la réalité à laquelle on ne peut échapper. Ces instants d’évasion sont éphémères, oui, mais c’est ce qui les rend si envoûtants.

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