Je suis cerné. Impossible de lui échapper. Dès que je tente de filer en douce, il revient à mes trousses. Il me pourchasse, quoi que je fasse.
Le bruit.
Oui, c’est lui que je fuis mais qui me suit, celui qui nuit à mon ouïe, de jour comme de nuit.
Le bruit.
Pas celui de la nature mais celui des machines, de ces nouvelles créatures qui s’échinent. Celui du progrès bien sûr, bon gré mal gré, mais surtout celui du superflu.
Celui qui s’insinue, qui ne nous lâche plus et qui prend le dessus.
Un parasite qui grogne et qui cogne, qui écrase tout sur son passage, et qui se propage.
L’invasif, l’intrusif, l’agressif, le massif.
En zone urbaine, c’est chaque jour la même rengaine. Dès le petit matin, je sors de chez moi et déjà je déprime. Les camions vrombissent, montent la pente à plein régime. Les compresseurs tremblent et refroidissent. Dans une folle cacophonie, les livreurs déchargent les lourdes marchandises dans les magasins pour refaire le plein de friandises.
Plus loin, ça continue. Au pied des immeubles mal chauffés, les moteurs thermiques crachent de plus belle pour déverser leur fiel et des centaines de litres de fioul dans les escarcelles. Les camions-poubelles prennent le relai. Les bennes s’entrechoquent et se vident, des tonnes de déchets sont balancés dans le grand tourbillon hurleur et fétide.
Je poursuis mon chemin et j’aperçois un chantier. Le son métallique des échafaudages claironne, les coups de butoir des ouvriers résonnent, les marteaux piqueurs jouent leur complainte éraillée. Puis la tôle est balancée dans les remorques. Le matériel s’échoue dans un claquement retentissant. Les scies-sauteuses crissent et rétorquent. Elles plantent leurs dents acérées dans l’acier agonisant.
Je croise ensuite sur le boulevard ces engins diaboliques, qui pacifient les routes urbaines dans un râle fracassant, qui engloutissent tout sur leur passage en grondant et qui surgissent plusieurs fois sans qu’on l’explique.
Je m’éloigne, alors qu’un gonze en mal d’amour fait des saccades sur l’accélérateur de son coupé sport trafiqué, dans un rituel suranné de paon qui parade pour retrouver, croit-il, une virilité envolée.
Plus loin, enfin de la verdure, mais le tapage a la vie dure. Je me promène désormais dans un petit village. Je tombe sur des engins agricoles en furie. Labourage, épandage, ou bien broyage : pas de quartier pour les belles prairies fleuries.
Là-bas, plus un brin d’herbe ne dépasse des jardins apprêtés et ratiboisés de ces grandes villas bourgeoises dépouillées, toutes propres et remises en ordre avant l’été. Dans le parc, les tondeuses grondent aux quatre coins, et des souffleuses crachent tout leur venin. A-t-on vraiment besoin d’une arme de destruction massive pour quelques feuilles mortes inoffensives ?
L’exaspération me gagne, alors je prends le train direction la montagne. Mais à peine installé, je me sens à nouveau agressé. Le son grésillant des smartphones envahit les travées. Une nouvelle intrusion, comme une malédiction.
A ma gauche, le mélomane frimeur ne s’embarrasse plus de brancher ses écouteurs.
A ma droite, une vieille dame bavarde des heures en augmentant le volume du haut-parleur.
Enfin arrivé, l’air frais des sommets me réconforte. Mais il est vite perturbé par le grognement des avions qui transportent.
Ceux des grands lignes se succèdent dans un balai incessant.
Ceux qui chassent déchirent le silence d’un grondement oppressant.
Ceux des touristes montent, descendent, pour faire leurs intéressants.
Les hélicoptères sont eux aussi de la partie, assourdissants. Dans un rugissement bien stressant, ils balaient le sol d’un vent descendant pour venir à la rescousse des blessés, des imprudents.
Au petit chalet, plus loin, bourdonne un groupe électrogène qui répand à des kilomètres son ronflement anxiogène. Oui, le groupe d’amis veut pouvoir faire la fête sans gène, tant pis si la faune doit subir ces humains exogènes.
En contrebas du chemin, au niveau du col, j’aperçois la route. Tout d’un coup, je sens des vibrations qui me déroutent. Voilà un de ces moments que je redoute, quand les motards enivrés font la course en avant toute. Une masculinité toxique et sur-tatoué qui pavane sur des engins sur-maquillés. Un égoïsme crasse, qui laisse beaucoup de traces. Des lieux souillés, de la vallée jusqu’aux sommets. De véritables tronçonneuses sur roue qui embrayent, mais pourtant les autorités font la sourde-oreille. Le comble ? Ici et là, des panneaux ordonnent que le silence soit respecté lorsqu’on randonne !
Alors je retourne chez moi, à peine relaxé. C’est à nouveau le petit train-train quotidien, je le crains, avec le potin indistinct des différents voisins : une télévision qui s’écrie à profusion, une perceuse qui s’égosille comme berceuse.
A deux pas, un automobiliste vient garer sa ferraille ambulante. Deux occupants s’en extraient joyeusement. Puis, dans un grand élan, claquent lourdement les portes, sans se soucier qu’il est déjà tard, qu’importe. Le véhicule repart en grinçant et en frottant sa lourde carcasse sur la voie humide et glissante.
Ça y est, je peux enfin m’endormir, mais ce sont les jeunes du premier qui décideront si je pourrai me reposer sous mon édredon ou bien ruminer la musique de leur fête avinée, et leurs pas lourds sur le sol mal isolé.
De toute façon demain je n’aurai pas le choix. Tel un cycle infernal, ça recommencera. Existe-t-il encore un endroit pour me protéger du désarroi ? Ou dois-je lâcher les armes face à tout ce vacarme ?
La pollution sonore est la gamme majeure de cette époque. Elle est aussi cette mélodie sombre sans équivoque, un enchainement d’accords dissonants d’une précaire harmonie. Mais sommes-nous vraiment d’accord d’écouter cette symphonie ?
Celle d’une société moderne en mouvement permanent,
celle des mégalopoles ternes en recherche de rendement,
celle de ceux qui gouvernent obsédés par la croissance,
et de ceux qui bernent, qui gaspillent, en toute conscience.
Production, consommation, divertissement. Un monde pressé qui ne s’arrête jamais de courir à flux tendu, tout en fonçant la tête baissée vers le piège qui lui est tendu.